"Je
regarde une photo assez récente du conseil européen à Bruxelles, ce
genre de photo banale qui n’attire pas spécialement l’attention. Une
trentaine d’hommes en costume cravate. Parmi eux, 5 femmes, dont une
petite, au deuxième rang, qu’on voit à peine parce qu’elle est cachée
par la tête d’un homme du premier rang.
Parfois j’essaye d’inverser,
pour voir ce que ça fait. J’essaye de mettre les hommes là où sont les
femmes, et les femmes là où sont les hommes. Par exemple, je pense à une
photo du conseil européen avec une trentaine de femmes et parmi elles, 5
hommes, dont un petit, au deuxième rang, qu’on voit à peine parce qu’il
est caché par la tête d’une femme du premier rang. Parfois j’imagine
des hommes qui touchent 600 euros de retraite alors qu’ils auraient
travaillé toute leur vie pour l’entreprise de leur femme… (etc…)
Et j’imagine ces hommes hurler au scandale, et dire, et ils ont raison, que cette situation est indigne de notre démocratie.
Et, comme ce sont des hommes, co-optés par des hommes, dirigés par des
hommes, avec des lois votées par des hommes pour les hommes, j’imagine
qu’ils sont entendus.
Quand je pense à ça, j’ai une envie de
pleurer très profonde et très archaïque, qui doit venir d’au moins 10
générations au dessus. Mais, comme je n’ai pas une nature à me
positionner en victime, je cherche quelle est la responsabilité des
femmes dans cette situation honteuse. Je cherche comment sortir de là
avec les femmes, et avec les hommes. Je cherche, moi, personnellement,
dans la façon que j’ai de collaborer avec les hommes, dans le
comportement que j’adopte face à eux, dans ma façon d’être, de dire et
de penser, ma propre responsabilité ; et parfois j’y arrive.
Mais ce
que je cherche, depuis des années, et que je ne trouve pas, c’est quoi
faire avec les choses invisibles. Les choses impalpables,
imperceptibles, insaisissables, qui nous imprègnent, et que je sens, et
qui écartent les femmes du juste pouvoir, de la rémunération ou de la
hiérarchie auxquelles elles pourraient prétendre ; ce fameux plafond de
verre, auquel on se cogne la tête.
Quand une femme musicienne
auditionne cachée derrière un paravent, elle a des chances d’être
recrutée dans un grand orchestre. Quand cette même femme auditionne sans
le paravent, elle bute contre son genre, parce que l’écrasante majorité
des jurés trouve qu’elle joue moins bien qu’un homme qui a exactement
le même niveau.
Et peut-être que sans le savoir, je fais partie de ces jurés.
Je m’observe. Je nous observe. Pour la plupart, nous ne sommes pas
misogynes, pourtant, si nous devons juger une femme, nous la pénalisons.
Nous la punissons d’être femme.
Comment puis-je ne pas être punie ? Ni me punir moi-même, moi qui suis comme chacune conditionnée depuis l’enfance ?
J’ai lu avant de venir ici plusieurs études sur l’éducation des
parents, sur l’éducation nationale, qui se recoupent toutes. Sans le
savoir on accorde plus de temps aux garçons qu’aux filles. Sans le
savoir on accorde plus d’espace aux garçons qu’aux filles. Sans le
savoir on répond plus longuement aux questions des garçons qu’aux
questions des filles. Sans le savoir, à rédaction égale, on met aux
garçons une meilleure note qu’aux filles. Et on s’y fait tous très bien :
déjà, nourrissons, filles et garçons, à pleurs égales, on n’était pas
traités de la même façon par nos mères.
Et bien sûr tout le langage, qui nous constitue, a enfoncé le clou – tous on l’a appris : le masculin l’emporte sur le féminin.
Je me souviens encore quand j’ai appris ça. Comme je me souviens de ce
que je ressentais quand mes frères construisaient le monde avec leur
gros carton de Légos, rapporté du Noël de l’hôpital où mon père
travaillait, et que ma sœur et moi on avait eu un fer à repasser en
plastique.
Comment les femmes, devenues adultes, pourraient-elle
prendre leur place après ça ? Et comment les hommes pourraient faire
autrement que de trouver normale la place qu’ils occupent
Moi, j’ai
un minimum de confiance. J’ai appris à recadrer les directeurs
techniques qui trouvent que je n’ai rien à faire là, j’ai appris à
défendre mon salaire, j’ai appris à me mettre en colère s’il le faut
sans me faire traiter d’hystérique. Mais pour le reste, l’invisible,
dans lequel je suis engluée ? Comment puis-je faire ?
Et sur quel exemple m’appuyer ?
Quelle femme a réussi, vraiment réussi ? Ariane Mnouchkine, qui a
construit et installé son propre territoire en dehors du territoire des
hommes ?
Bien sûr, il y a pire. Je ne fais pas partie de ces
femmes qui meurent toutes les 3 heures sous les coups de leur conjoint,
je ne suis pas née dans un pays où les hommes pourraient me tuer à coups
de pierres en toute légalité, où j’aurais été en soi quelque chose à
éliminer à la naissance, où on m’aurait mariée de force à 10 ans. Mais,
simplement, même déterminée, même prenant mes responsabilités, même
travaillant à élargir ma conscience, à dépasser mes croyances, à
acquérir ma propre liberté, parfois, pour exercer mon métier en toute
légitimité – et pourtant j’ai la chance de faire partie de celles qui
sont jouées dans de grands théâtres – je ne sais plus comment être.
Comme je ne sais plus comment faire avec l’énergie qu’il faut déployer
en face de ceux qui ne sont pourtant pas misogynes (je le crois). Je me
sens démunie par ce climat invisible, et souvent, fatiguée. "
Anna Noziere
H/F en quelques mots :
L’association H/F Nord Pas-de-Calais,
milite pour l’égalité
des femmes et des hommes dans les arts et la culture. En France,
12 autres associations H/F sont déjà actives en régions. Ces 13 associations
auxquelles ont adhéré une centaine de structures culturelles et 330 membres
individuels se sont structurées en une fédération interrégionale.
En Nord Pas-de-Calais, c’est une centaine
de sympathisantEs et adhérentEs et une vingtaine de structures culturelles qui s’engagent à
interroger leurs pratiques en termes de gouvernance, de diffusion et de
production et à mettre en place des actions de sensibilisation.
Parce que nous sommes convaincuEs qu’il y
a autant de talent parmi les femmes que parmi les hommes et que le chemin à
parcourir pour concrétiser l’égalité des chances est encore
long. H/F prétend contribuer à ce que le secteur artistique et culturel soit l’expression d’une société en mouvement,
soucieuse d’égalité et de démocratie.
Parce que les
chiffres sont accablants (sources MCC*) :
• 84% des théâtres
sont dirigés par des hommes ;
• 85% des textes que
nous entendons sur nos scènes sont écrits par des hommes ;
• 78% des spectacles
que nous voyons sont créés par des hommes ;
• dans les CDN, les
femmes créent 15% des spectacles avec 8% des moyens de
production.
Parce que l’art et la culture sont des espaces
où s’invente notre vision du monde, nous ne pouvons pas laisser les inégalités
homme-femme y perdurer !
Parce que H/F souhaite que
la Saison 2013-2014 soit la marque d’un rééquilibrage égalitaire tant dans
les choix de programmation que dans l’accès aux moyens de productions et la
gouvernance.
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